22

On distinguait Copenhague à travers la brume de il chaleur.

Wallander se demanda s’il allait pouvoir y retrouver Baiba dans dix jours à peine, ou si le criminel qu’ils recherchaient, mais sur lequel ils en savaient encore moins qu’avant, allait le contraindre à reporter ses congés.

Il pensait à tout cela en attendant devant le terminus des hydroglisseurs de Malmö. La veille, Wallander avait décidé de remplacer Svedberg par Ann-Britt Höglund pour l’accompagner à Malmö et parler avec la famille de Björn Fredman. Il l’avait appelée chez elle. Elle avait souhaité partir assez tôt pour avoir le temps de faire une course en route, avant qu’ils retrouvent Forsfält à neuf heures et demie. Svedberg avait été à cent lieues de se sentir mis à l’écart quand Wallander l’avait dispensé de venir avec lui à Malmö. Son soulagement à l’idée de ne pas avoir à quitter Ystad deux jours d’affilée était visible.

Pendant qu’Ann-Britt faisait sa course à l’intérieur du terminal — Wallander ne lui avait évidemment pas demandé de quoi il s’agissait —, il s’était promené le long du quai et avait regardé vers Copenhague. Un hydroglisseur, dont il lui semblait voir le nom, Le Sprinter, quittait, le port. Il faisait chaud. Il avait ôté sa veste et l’avait jetée sur son épaule. Il bâillait.

La veille, à leur retour de Malmö, il avait réuni rapidement tous les enquêteurs encore présents dans le commissariat. Il avait également improvisé une conférence de presse dans le hall, avec l’aide de Hansson. Ekholm était présent à la réunion. Il continuait de tenter d’établir un profil psychologique approfondi intégrant le fait que le criminel avait arraché ou brûlé les yeux de sa victime. Ils s’étaient accordés sur la déclaration que Wallander pouvait dès maintenant faire à la presse : ils étaient à la recherche d’un homme dont on ne pouvait dire qu’il était dangereux pour tous, mais dont on pouvait affirmer qu’il l’était au plus haut point pour les victimes qu’il s’était choisies. Il y avait eu des opinions diverses sur l’opportunité de faire une telle annonce. Mais Wallander avait insisté fortement sur la possibilité qu’une victime potentielle se reconnaisse et soit tentée, par pur instinct de conservation, de contacter la police. Les journalistes s’étaient jetés sur son communiqué. Avec un malaise croissant, il lui avait fallu se rendre à l’évidence : il leur avait fourni la meilleure des nouvelles. Celle dont les journaux avaient besoin au moment critique pour eux où le pays tout entier était sur le point de s’enfermer dans la forteresse que représentaient les vacances d’été. Une fois la réunion et la conférence de presse terminées, il s’était senti épuisé.

Mais il avait pris le temps de parcourir avec Martinsson le long télex d’Interpol. Ils savaient donc maintenant que la jeune fille qui s’était immolée par le feu dans le champ de colza de Salomonsson avait disparu de Santiago-de-los-Treinta-Caballeros en décembre de l’année passée. Son père, qui était présenté comme ouvrier agricole, avait déclaré sa disparition à la police le 14 janvier. Dolores Maria, alors âgée de seize ans, mais qui allait avoir dix-sept ans le 18 février — ce détail déprima considérablement Wallander —, se trouvait à Santiago pour chercher du travail comme femme de ménage. Auparavant, elle vivait avec son père dans un petit village, à soixante-dix kilomètres de la ville. Elle habitait chez un parent éloigné, un cousin de son père, et elle avait disparu brusquement. À en croire le maigre dossier, la police dominicaine ne semblait pas avoir fait d’effort pour enquêter sur sa disparition. C’était son père qui l’avait obstinément harcelée pour qu’elle fasse des recherches. Il était parvenu à intéresser un journaliste à son cas, et la police avait fini par conclure qu’elle avait probablement quitté le pays pour chercher un éventuel bonheur ailleurs.

Et cela s’arrêtait là. L’enquête avait disparu, dissoute dans le néant. Le commentaire d’Interpol était bref. Rien n’indiquait que. Dolores Maria Santana ait été vue dans aucun des pays faisant partie de cette organisation. Rien jusqu’à maintenant.

C’était tout.

— Elle disparaît dans une ville qui s’appelle Santiago, avait dit Wallander. Six bons mois plus tard, elle réapparaît dans le champ de colza de Salomonsson. Et là, elle se suicide par le feu. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

Martinsson avait secoué la tête en signe d’impuissance.

Bien qu’il fût épuisé, au point de ne plus même avoir la force de penser, Wallander s’était ressaisi. La passivité de Martinsson l’énervait.

— Nous savons pas mal de choses, avait-il dit d’un ton ferme. Nous savons qu’elle n’avait pas complètement disparu de la surface de la terre. Nous savons qu’elle s’est trouvée à Helsingborg, et qu’un homme de Smedstorp l’a prise en stop. Nous savons qu’elle donnait l’impression d’être en fuite. Et nous savons qu’elle est morte. Maintenant, il faut transmettre toutes ces informations à Interpol. Et je veux que tu leur demandes tout particulièrement de veiller à informer le père de la mort de sa fille. Quand ce cauchemar sera terminé, nous chercherons de qui elle pouvait bien avoir peur à Helsingborg. Je te propose de prendre contact avec les collègues de Helsingborg dès maintenant, ou plutôt demain matin. Il se peut qu’ils aient une idée.

Après cette calme protestation contre la passivité de Martinsson, Wallander était rentré chez lui. Il s’était arrêté à un kiosque pour manger un hamburger. Partout les titres de journaux hurlaient les dernières nouvelles de la Coupe du monde. Il ressentit l’envie subite de les arracher et de crier que ça suffisait comme ça. Mais il n’en fit rien, bien entendu. Il attendit son tour patiemment dans la file d’attente. Il paya, on lui donna son hamburger dans un sac, et il retourna dans sa voiture. De retour chez lui, il s’installa à la table de la cuisine et déchira le sac en papier. Il but un verre d’eau pour accompagner le hamburger. Puis il se fit un café fort et nettoya la table. Il aurait dû aller se coucher, mais il se força à parcourir une nouvelle fois tout le dossier de l’enquête. Il n’arrivait pas à se défaire du sentiment qu’ils faisaient fausse route. Il n’avait pas été seul à baliser cette piste qu’ils suivaient. Mais c’était lui qui dirigeait le travail des enquêteurs ; en d’autres termes, c’était lui qui décidait de l’orientation à prendre, et du moment de s’arrêter et de changer de piste. Il rechercha les circonstances où il aurait fallu agir plus lentement, être plus attentif, et déceler un lien évident entre Wetterstedt et Carlman. Il examina avec soin tous les indices de la présence du meurtrier, des preuves concrètes, et parfois rien d’autre qu’un vent froid soufflant sur leur nuque. Il notait au fur et à mesure dans un cahier toutes les questions sans réponse. Que les résultats de plusieurs laboratoires ne lui soient pas encore parvenus l’énerva profondément. Bien qu’il fût déjà plus de minuit, il fut tenté, poussé par son impatience, d’appeler Nyberg pour lui demander si les chimistes et les laborantins de Linköping avaient fermé pour l’été. Mais il renonça, heureusement. Il resta penché sur ses papiers jusqu’à ce que son dos lui fasse mal et que les lettres commencent à danser sous ses yeux. Il n’abandonna que vers deux heures et demie du matin. L’état des lieux qu’avait produit son cerveau fatigué confirmait qu’ils ne pouvaient que poursuivre sur la voie qu’ils suivaient déjà. Il devait y avoir un lien entre ces gens que l’on assassinait et scalpait. Que Björn Fredman semble s’accorder si mal avec les deux autres pouvait les aider à trouver la solution. Ce qui ne coïncidait pas pouvait très bien, comme le visage dans l’image inversée d’un miroir, leur révéler ce qui coïncidait réellement, et où étaient le haut et le bas.

Quand il finit par aller se coucher, son tas de linge sale était toujours par terre. Tout ça le ramena au chaos qui régnait dans sa tête. En outre, il avait une fois de plus oublié de prendre rendez-vous pour faire réviser sa voiture. Ne fallait-il pas malgré tout demander des renforts à la direction centrale ? Il décida d’en parler avec Hansson tôt le lendemain, après quelques heures de sommeil.

Mais quand il se réveilla à six heures du matin, il avait changé d’avis. Il voulait attendre encore une journée. En revanche, il téléphona à Nyberg, qui était matinal, pour se plaindre de n’avoir toujours pas reçu les résultats des analyses de certains objets et des échantillons de sang qu’ils avaient envoyés à Linköping. Il s’attendait à ce que Nyberg se mette en colère. Mais à son grand étonnement, Nyberg convint que tout ça allait très lentement. Il lui promit d’intervenir. Puis ils évoquèrent les recherches que Nyberg avait faites dans la tranchée. Les traces de sang tout autour indiquaient que le meurtrier s’était garé juste à côté. Nyberg avait également eu le temps d’aller à Sturup pour voir lui-même la camionnette de Björn Fredman. Qu’on l’ait utilisée pour transporter le corps ne faisait aucun doute. Cependant, Nyberg ne croyait pas que ce puisse être également le lieu du crime.

— Björn Fredman était grand et fort, dit-il. Qu’on ait pu le tuer à l’intérieur de la camionnette, ça me dépasse. Je pense que le meurtre a eu lieu ailleurs.

— La question est donc de savoir qui conduisait la camionnette, dit Wallander. Et où le meurtre s’est produit.

Wallander arriva au commissariat vers sept heures. Il appela Ekholm à l’hôtel où il logeait et le rejoignit dans la salle de petit déjeuner.

— Je voudrais que tu te concentres sur les yeux, dit-il. Je ne sais pas pourquoi. Mais je suis persuadé que c’est important. Peut-être même fondamental. Pourquoi a-t-il fait ça à Fredman ? Et pas aux autres ? C’est ça que je veux savoir.

— Il faut tout voir comme un ensemble, objecta Ekholm. Le psychopathe se crée toujours des schémas rationnels qu’il suit ensuite comme s’ils étaient inscrits dans un livre sacré. Il faut insérer les yeux dans ce concept.

— Fais comme tu veux, dit Wallander sèchement. Mais je veux savoir pourquoi c’est précisément Fredman qui a eu les yeux mutilés. Concept ou pas concept.

— C’était certainement de l’acide, dit Ekholm.

Wallander se rendit compte qu’il avait oublié de parler à Nyberg de ce détail précis.

— On peut considérer ça comme sûr ? demanda-t-il.

— C’est probable. Quelqu’un a versé de l’acide dans les yeux de Fredman.

Wallander fit une grimace de dégoût.

— On se revoit cet après-midi.

Un peu après huit heures, il quittait Ystad en compagnie d’Ann-Britt Höglund. C’était un soulagement de partir du commissariat. Les journalistes appelaient sans arrêt. Qui plus est, la chasse au meurtrier n’était plus du seul ressort des policiers, elle était devenue l’affaire du pays tout entier : tout un chacun téléphonait. C’était une bonne chose, et une chose nécessaire, Wallander le savait. Mais classer et contrôler tous les renseignements dont le grand public les inondait demandait un énorme effort à la police.

Ann-Britt Höglund sortit du terminal et le rejoignit sur le quai.

— Je me demande quel été nous aurons cette année, dit-il distraitement.

— Ma grand-mère, qui habite à Älmhult, prévoit le temps qu’il va faire, répondit Ann-Britt. Elle nous a annoncé un été chaud et sec.

— Et en général elle a raison ?

— Presque chaque fois.

— J’ai l’impression que ça sera le contraire. Pluie, froid, merdier.

— Tu sais aussi prédire le temps ?

— Non. Mais ça n’empêche.

Ils retournèrent à la voiture. Wallander se demanda avec une pointe de curiosité ce qu’elle était allée faire dans le terminal. Mais il ne lui posa pas de question.

À neuf heures et demie, ils s’arrêtèrent devant le commissariat de Malmö. Forsfält les attendait sur le trottoir. Il monta à l’arrière et indiqua la route à Wallander tout en discutant du temps avec Ann-Britt Höglund. Quand ils furent devant l’immeuble de Rosengård, il leur fit un court résumé de ce qui s’était passé la veille.

— Quand je suis venu annoncer que Björn Fredman était mort, elle l’a pris avec calme. Je n’ai rien remarqué personnellement. Mais la collègue avec laquelle j’étais venu m’a dit qu’elle sentait l’alcool. C’était mal rangé, un appartement plutôt miteux. Le plus jeune des garçons a quatre ans. On ne peut pas attendre beaucoup de réactions de sa part quand on vient lui annoncer que le père qu’il n’a presque jamais vu est mort. Le grand fils de la maison a eu l’air de comprendre de quoi il s’agissait. La fille aînée n’était pas à la maison.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda Wallander.

— La fille ?

— La femme. L’ex-femme.

— Annette Fredman.

— Elle a un travail ?

— Pas que je sache.

— De quoi vit-elle ?

— Sais pas. Mais je doute que Björn Fredman ait été particulièrement généreux avec sa famille. Ce n’était pas son genre.

Wallander n’avait rien d’autre à demander. Ils descendirent de la voiture, entrèrent et prirent l’ascenseur jusqu’au quatrième étage. Quelqu’un avait cassé une bouteille en verre dans l’ascenseur. Wallander échangea un regard avec Ann-Britt Höglund et secoua la tête. Forsfält sonna à la porte. Il se passa presque une minute avant que quelqu’un vienne ouvrir. C’était une femme maigre et pâle. Cet effet était accentué par ses vêtements noirs. Elle regarda d’un œil effrayé les deux visages qu’elle ne connaissait pas. Pendant qu’ils accrochaient leurs vestes dans l’entrée, Wallander remarqua que quelqu’un jetait un coup d’œil furtif depuis la porte entrouverte d’une chambre avant de disparaître. Ça devait être le fils aîné ou sa sœur. Forsfält présenta Wallander et Ann-Britt Höglund avec beaucoup de gentillesse. Il n’y avait aucune précipitation dans sa manière de se comporter. Wallander se dit qu’il aurait sans doute autant à apprendre de Forsfält qu’il avait appris de Rydberg. La femme les invita à entrer dans le salon. Vu le tableau que Forsfält avait brossé de l’appartement, elle avait fait le ménage. Il ne restait plus trace de l’abandon que Forsfält avait décrit. Dans la salle de séjour, un canapé semblait n’avoir jamais servi. Wallander remarqua un tourne-disque, un magnétoscope et une télévision Bang & Olufsen, une marque qu’il avait souvent convoitée tout en pensant qu’elle n’était pas dans ses moyens. Elle avait préparé du café. Wallander tendit l’oreille, espérant entendre du bruit. Il y avait un enfant de quatre ans dans cette famille. Les enfants de cet âge sont rarement silencieux. Ils s’assirent autour de la table.

— Je veux tout d’abord vous présenter nos très sincères condoléances, dit-il, en essayant d’avoir l’air aussi aimable que Forsfält.

— Merci, répondit-elle d’une voix si basse, si faible qu’on avait l’impression qu’elle pouvait se briser à tout instant.

— Malheureusement, je dois vous poser quelques questions, poursuivit Wallander. Même si je préférerais les remettre à plus tard.

Elle hocha la tête sans répondre. La porte d’une des chambres qui donnaient directement sur la salle de séjour s’ouvrit. Un garçon bien bâti de quatorze ans entra dans la pièce. Il avait un visage ouvert et aimable, même si ses yeux semblaient aux aguets.

— C’est mon fils, dit-elle. Il s’appelle Stefan.

Le garçon paraissait très bien élevé, nota Wallander. Il serra toutes les mains. Puis il alla s’asseoir à côté de sa mère sur le canapé.

— J’aimerais bien qu’il reste avec moi pendant que vous me posez vos questions, dit-elle.

— Ça ne pose aucun problème, répondit Wallander. Je tiens à te dire que je suis désolé pour ce qui est arrivé à ton père.

— On ne se voyait pas très souvent, répondit le garçon. Mais merci quand même.

Il fit aussitôt une bonne impression à Wallander. Il semblait très mûr pour son âge. Sans doute avait-il dû combler le vide laissé par l’absence de son père.

— Si j’ai bien compris, il y a un autre garçon dans votre famille, poursuivit Wallander.

— Il est chez une amie, il joue avec son fils, répondit Annette Fredman. Je me suis dit que ce serait plus calme sans lui. Il s’appelle Jens.

Wallander hocha la tête en direction d’Ann-Britt Höglund, qui prenait des notes.

— Et donc vous avez également une fille plus âgée ?

— Elle s’appelle Louise.

— Mais elle n’est pas chez vous ?

— Elle est partie quelques jours pour se reposer.

Le garçon prit la parole à la place de sa mère, comme s’il voulait la soulager d’un fardeau trop lourd. Il parlait calmement, poliment. Wallander sentit cependant que quelque chose n’allait pas comme il fallait. Peut-être la réponse était-elle venue trop vite. Ou trop lentement. Il sentit qu’il aiguisait immédiatement son attention. Ses antennes invisibles se déployèrent sans bruit.

— Je comprends tout à fait que ce qui s’est passé a dû être éprouvant pour elle, poursuivit-il prudemment.

— Elle est très sensible, répondit son frère.

Il y a quelque chose qui ne va pas, pensa Wallander une nouvelle fois. En même temps, son instinct l’avertissait de ne pas pousser plus loin tout de suite. Il valait mieux revenir à la fille plus tard. Il jeta un regard rapide vers Ann-Britt. Elle semblait ne pas avoir réagi.

— Je n’ai pas besoin de reprendre les questions auxquelles vous avez déjà répondu, dit Wallander en se versant une tasse de café, comme pour montrer que tout se passait normalement.

Il remarqua que le fils ne le quittait pas du regard. Il y avait dans ses yeux une vigilance qui rappelait celle d’un oiseau. Ce garçon avait dû assumer trop tôt des responsabilités pour lesquelles il n’était pas suffisamment mûr. Cette pensée déprima Wallander. Rien ne le faisait plus souffrir que de voir des enfants ou des jeunes gens en mauvaise posture. En tout cas, il n’avait pas, quant à lui, contraint Linda à assumer un quelconque rôle de maîtresse de maison chez lui après le départ de Mona. Même s’il avait très certainement été un très mauvais père, il lui avait épargné ça.

— Je sais qu’aucun d’entre vous n’a vu Björn depuis plusieurs semaines, poursuivit-il. Je suppose qu’il en est de même pour Louise ?

Cette fois, ce fut la mère qui répondit.

— La dernière fois qu’il est venu, Louise était sortie. Ça doit faire plusieurs mois qu’elle ne l’a pas vu.

Wallander passa lentement aux autres questions. Même s’il lui était impossible d’éviter les souvenirs pénibles, il essaya de manœuvrer avec le plus de prudence possible.

— Quelqu’un l’a tué, dit-il. L’un d’entre vous a-t-il une idée de l’identité du meurtrier ?

Annette Fredman le regarda avec étonnement. Quand elle ouvrit la bouche, la réponse vint, stridente. Sa discrétion du début disparut en un instant.

— Est-ce qu’on ne ferait pas mieux de se demander qui ne l’a pas tué ? répondit-elle. Je ne sais pas combien de fois j’aurais souhaité moi-même avoir assez de force pour le tuer.

Son fils lui passa un bras autour du cou.

— Ce n’est pas ça qu’il voulait dire, dit-il d’un ton apaisant.

Après ce court accès d’humeur, elle reprit ses esprits.

— Je ne sais pas qui a fait ça, dit-elle. Je ne veux pas le savoir non plus. Mais je ne veux pas non plus avoir mauvaise conscience de me sentir très soulagée à l’idée qu’il ne franchira plus jamais cette porte.

Elle se leva brusquement et alla dans la salle de bains. Wallander vit qu’Ann-Britt hésitait un instant à la suivre. Mais elle resta assise quand le garçon sur le canapé commença à parler.

— Maman a été très choquée, dit-il.

— Nous comprenons tout à fait, répondit Wallander qui commençait à le trouver de plus en plus sympathique. Mais toi, qui donnes l’impression d’être très éveillé, tu as peut-être quelques idées de ton côté. Même si, je m’en doute bien, ce n’est pas forcément très agréable.

— Pour moi, ça ne peut être que quelqu’un de la bande de papa, dit-il. C’était un voleur, ajouta-t-il. Il frappait souvent les gens aussi. Même si je ne sais pas très bien, je crois aussi qu’il était ce qu’on appelle un torpilleur. Il encaissait des dettes, il menaçait les gens.

— Comment sais-tu ça ?

— Je ne sais pas.

— Tu penses à quelqu’un en particulier ?

— Non.

Wallander resta silencieux, pour lui laisser le temps de réfléchir.

— Non, répéta-t-il. Je ne sais pas.

Annette Fredman revint de la salle de bains.

— L’un de vous deux se souvient-il s’il a été en contact avec un certain Gustaf Wetterstedt ? Il a été ministre de la Justice. Ou avec un marchand d’œuvres d’art nommé Ame Carlman ?

Ils secouèrent la tête après s’être regardés tous les deux.

La conversation avança lentement. Wallander essaya de les aider à se souvenir. De temps à autre, Forsfält intervenait calmement. Wallander se dit enfin qu’il n’arriverait pas plus loin. Il décida également de s’abstenir de poser d’autres questions sur la fille. Il fit un signe de tête à Ann-Britt et à Forsfält. Il avait fini. Quand ils prirent congé dans l’entrée, il leur dit qu’il les recontacterait sans doute très rapidement, peut-être même le lendemain. Il leur donna aussi son numéro de téléphone, celui de la police et son numéro personnel.

Quand ils sortirent dans la rue, il remarqua qu’Annette Fredman les regardait par la fenêtre.

— La sœur, dit Wallander. Louise Fredman. Que savons-nous d’elle ?

— Elle n’était pas là hier non plus, répondit Forsfält.

Elle peut tout à fait être partie en voyage. Elle a dix-sept ans, c’est tout ce que je sais.

Wallander resta un instant plongé dans ses pensées.

— J’aimerais bien lui parler, dit-il.

Les autres ne réagirent pas. Il comprit qu’il était le seul à avoir remarqué la transition rapide de l’amabilité à la vigilance quand il avait commencé à parler d’elle.

Il pensa aussi au garçon, Stefan Fredman. À ses yeux attentifs. Il lui faisait de la peine.

— Ce sera tout pour le moment, dit Wallander quand ils se séparèrent devant le commissariat. Mais bien entendu, nous restons en contact.

Ils serrèrent la main de Forsfält.

Ils repartirent en direction d’Ystad, traversant le paysage estival de la Scanie, dans ses plus beaux jours. Ann-Britt Höglund avait posé sa nuque contre l’appui-tête et fermé les yeux. Wallander l’entendait fredonner une mélodie improvisée. Il aurait aimé partager sa faculté de se couper de cette enquête qui l’inquiétait tant. Rydberg lui avait dit bien des fois qu’un policier n’était jamais totalement déchargé de sa responsabilité. Wallander pensa que Rydberg avait tort sur ce point.

Juste après avoir dépassé la route de Sturup, il vit qu’elle s’était endormie. Il essaya de conduire le plus délicatement possible pour ne pas la réveiller. Ce n’est que quand il lui fallut freiner au rond-point de l’entrée d’Ystad qu’elle ouvrit les yeux. Au même instant, le téléphone sonna. Il lui fit signe de répondre. Il n’arrivait pas à comprendre avec qui elle parlait. Mais il comprit tout de suite qu’il s’était passé quelque chose de grave. Elle écouta sans poser de questions. Ils étaient presque arrivés devant le commissariat quand elle raccrocha.

— C’était Svedberg, dit-elle. La fille de Carlman a essayé de se suicider. Elle est en réanimation à l’hôpital.

Wallander ne parla pas avant d’avoir garé sa voiture dans une place de parking libre et éteint le moteur.

Puis il se tourna vers elle. Il avait compris qu’elle n’avait pas encore tout dit.

— Qu’a-t-il dit d’autre ?

— Qu’elle ne s’en tirera probablement pas. Wallander regarda fixement à travers la vitre.

Il pensait à la manière dont elle l’avait frappé au visage. Puis il descendit de la voiture en silence.

Le guerrier solitaire
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